(Illustration: Gabrielle Rousseau)
Noël, Trois-Pistoles, 1941
Il est 21 h moins quart puis les cloches sonnent
L’église Notre-Dame-des-Neiges puis son curé marquent l’heure du couvre-feu
Il faut éteindre toutes les lumières au village
Cette année, la fête de Noël va se passer dans le noir complet
Pas de chandelles, pas de lampes à l’huile, pas de lampadaires, pas d’allumettes
Le noir total
C’est que dans le fleuve Saint-Laurent
Ils disent qu’il y a des sous-marins allemands qui patrouillent les côtes
Ils disent qu’ils ont passé la ligne de défense du Golf puis qu’ils se cachent dans les hauts fonds, juste en face de Trois-Pistoles, de l’autre côté de l’Île aux Basques
Il faut donc fermer toutes les lumières
Pour pas que les Allemands puissent voir où se trouvent les villages, les maisons
Ça fait partie de l’effort de guerre que le curé dit
Avoir peur nous autres avec
La petite Flavie, elle
Elle a son frère qui est parti se battre dans les vieux pays
Les vieux pays c’est l’Europe : la France, l’Angleterre puis l’Allemagne
Comme elle le voit dans sa tête
La petite Flavie elle habitait dans la maison de briques roses en face du croquemort sur Notre-Dame
Tous les soirs depuis le début de la guerre, elle a le droit de se coucher plus tard qu’à l’habitude
Pour faire sa part, pour aider son frère surtout
L’armée, le pays, la liberté, le bien, l’Église, elle comprend tout ça la petite Flavie
Mais c’est surtout son frère qu’elle veut aider
Elle ferme l’une après l’autre
Du moment que l’heure où les cloches auraient dû se mettre à sonner
La lampe de la cuisine, puis les chandelles du salon
La porte d’entrée en montant sur un petit banc
Puis celle du coin de la rue en équipe avec les petits voisins qui ont une échelle
Puis chacun rentre chez soi, en silence
Elle fait ça depuis quelques mois déjà
Prise en otage par la peur des Allemands, comme tout le monde au village d’ailleurs
Scrutant le fleuve avec les jumelles que son frère lui a laissé
Jusqu’à l’extinction des feux
Sur le toit de la petite maison où ils habitent
Ici chez nous, à Trois-Pistoles
Mais ce soir, c’est différent, c’est Noël, puis la messe va se passer dans le noir
Tout le village, avec chacun sa petite chandelle de baptême dans les mains
S’est rendu à l’église dans le silence
Ça faisait du bien
Le monde ne se parlait pas
Ils se regardaient franchement dans les yeux
Se prenaient par le bras… ou dans les bras
Étaient contents de se voir, de se serrer les avant-bras
Tapes dans le dos, sur l’épaule puis poignées de mains franches et fières
Parce qu’ils faisaient quelque chose de plus important qu’eux autres
Ensemble, capables, courageux…
Vous auriez dû voir ça
Tout le village qui rentre dans l’église avec leurs chandelles
Sans mots, tissé serré comme les couvertes de laine du pays
Ça faisait du bien
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Dans sa cellule japonaise, François, le frère de la petite Flavie
Pense au débarquement du mois de novembre
Comment mal équipés ils étaient pour défendre la colonie de Hong Kong
Comment ils se sont fait ramasser par les Japonais
Il pense à Trois-Pistoles
De l’autre bout du monde dans sa prison
Avec juste les mots de la petite Flavie pour le consoler
Les mots d’une lettre cachée dans son bas de laine du pays troué par l’usure des marches infatigables de l’armée
« Mon cher frère, j’espère que tu vas bien
Comme tu peux voir, je sais faire mes lettres maintenant
J’aide à l’effort de guerre comme je peux
En éteignant les lumières le soir
Pour pas que les Allemands nous trouvent
Je vais lire à la messe de Noël cette année
Monsieur le curé est passé dans les classes pour choisir les meilleurs et il m’a prise
Maman était contente
J’ai relâché ma colombe dans le ciel hier, celle que tu m’avais donnée
Du bout de mes bras tout écartillés
Je t’envoie mille messages du haut des airs
Je suis certaine qu’elle va trouver son chemin jusqu’à toi, ma colombe
Puis qu’elle saura te tenir compagnie
Peu importe où tu te trouves maintenant
Quand tu seras sur ton départ
Renvoie-la dans le ciel
Pour qu’on sache que t’es parti, puis que tu t’en viens nous retrouver
Je t’aime, Flavie »
François laisse échapper une larme
Puis s’endort sur le sol fret de sa cellule de tôle
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À Trois-Pistoles
La petite Flavie s’avance dans l’allée de l’église
Et s’installe derrière le lutrin
« Pour Noël
Je souhaite que vous ayez ce qu’il faut
Pour vous tenir au chaud et ne pas avoir faim
Pour le reste, c’est d’être ensemble
Dans la lumière, qu’il fasse noir ou pas »
Puis un battement d’ailes se fait entendre de la grande voûte centrale
Mais on ne peut pas voir dans la pénombre
Puis tranquillement, un oiseau se rapproche, une colombe
En laissant une traînée de poussière derrière elle
C’était comme une pluie d’étoiles qui a illuminé toute l’église en tournant autour de la petite Flavie
Une lumière qui réchauffe le cœur de tout le village
Des morceaux d’éternités dispersés entre nous, à une époque où les coudes se tenaient sans se demander ce que le voisin avait en plus
L’église, pleine de monde sur le bout de leur banc, ébahi
Puis la petite qui poursuit sa lecture dans un anneau de lumière
Que la colombe créait en tournant autour d’elle
« Courage, les amis, courage
Parce qu’ils se sacrifient pour nous autres
Parce qu’il y a du monde prêt à tout donner
Pour nous autres, courage les amis, courage! »
Tout le monde se dit que c’est « quelqu’un » ce petit bout de femme là
Le lendemain, sur le toit de la maison de briques roses en face du croquemort sur Notre-Dame
La petite Flavie scrute l’horizon avec les jumelles de la famille
Puis au loin, vers deux heures, au bout de la route, la voiture de l’armée
Vous savez, celle qui fait s’effondrer les mères sur le plancher
Celle qu’on ose presque espérer voir se stationner chez le voisin en tournant le coin de la rue
Celle qui apporte les mauvaises nouvelles
Celle qui dit que son frère est parti finalement
Mais qu’il ne reviendra pas
Il a renvoyé l’oiseau dans le ciel vers ici chez nous, à Trois-Pistoles, qu’elle se dit la petite Flavie
Il a relâché l’amour qui le tenait puis qui l’a ramené
Dans la lumière, qu’il fasse noir ou pas
Joyeux Noël